Maître Robin et Maître Jean


- Or donc, Maître Robin, je relis : 

 

« Sachent tous que Jean Auxtabours, maître de maçonnerie du roy notre Sire au baillage de Mantes, certifie que Robin de Ver, l’aisné, maçon demeurant à Mantes, sur la besogne du grand porche au ponant de la cathédrale de la bonne ville de Chartres, a  fait ce qui ensuit. C’est à savoir :

 

- Approprier frotter  et rénover chacune des portions dudit porche.

- Retirer le salpêtre et le brun des volatiles nichant es toitures

- Réparer et rénover les sculptures des trois tympans dudit porche. 

- Et pour ce faire, fourni et convoyé : tréteaux et madriers, pierre de taille et mortier de chaux et de sablons

   

Toutes lesquelles besognes faites par ledit Robin ainsi que dessus est dit, ont été bien et justement évaluées, à XXVIII francs d’or ; toutes lesquelles besognes je témoigne et certifie avoir été ainsi faites, comme dessus est, et tout par marché fait par moi audit pris avec ledit Robin, et icelles besognes sont bien et dument faites.

 

Escript sous mon scel duquel je use, le XXVIIème jour de décembre l’an MCCCLXXV ».

 

- Rien à retrancher ?

- Non.

- Rien à ajouter ?

- Pas davantage.

- Ainsi donc, au mieux compté, voici vos XXVIII francs d’or.

- Merci.

- Maintenant que nos comptes sont nets, sortons de cette loge voulez-vous et me faîtes les honneurs de votre travail.

- Un bien piètre ouvrage en vérité, que celui qui consiste à rendre son lustre à un si auguste et magnifique édifice. Adieu vat, Maître Jean, j’accède sans mélange à votre requête.

- Décèlerais-je une pointe de jalousie ? Dans la bouche de mon sculpteur le plus habile, cela ne laisse pas que de m’étonner.

- De la jalousie… Non. Une pointe d’envie seulement devant l’imagination, l’art, la finesse, la précision et la maîtrise du geste chez les tailleurs de pierre qui nous ont précédés. Constatez par exemple, combien plus de deux cents ans après leur réalisation, ces sculptures nous fascinent encore. Plus encore qu’un discours, il convient que je vous montre ce qui produit chez-moi cette grande admiration pour le travail de mes pairs. Venez ça maître Jean. Avançons jusqu’au parvis occidental.

-  Eh bien ?

-  A mesure que je travaille à son entretien, je ne cesse d’entrevoir de plus grandes choses. Quelle que soit la partie sur laquelle on s’attarde,  on prend conscience que ce qui sous-tend la construction d’un tel édifice, ce sont deux éléments que l’esprit humain peut certes concevoir ; mais sur lesquels il ne peut ni ne pourra jamais intervenir, parce qu’ils n’appartiennent qu’à l’Eternel.

- Quels sont ces éléments ?

- Pour les vitraux : la lumière, source unique de tout bien et de toute perfection ; pour le temps : la pierre.

- Je ne vous suis pas maître Robin. La pierre ne s’érode-t-elle pas avec le temps ?

- Si fait, si fait. Mais nous pouvons toujours ré intervenir dessus : la nettoyer, la polir, la rénover.

- Ce que vous fîtes, le mois passé.

- Oui mais… Somme toute, ce n’est pas grand labeur. J’aurais aimé faire quelque chose de grand : inventer, concevoir, édifier de belles sculptures.

- Si je vous entends vous aimeriez en fait que le monde se souvienne de votre nom.

- Oui.

- Je vous dirais tout à l’heure mon sentiment la dessus. Mais dîtes moi au moins ce qui provoque chez vous cette admiration pour le travail de vos pairs.

- C’est qu’il me semble ; où que je pose mon regard, que tout est dit, tant au niveau du fond qu’au niveau de la forme. Considérez par exemple le tympan central du porche occidental : le Christ est environné des douze apôtres qui, au premier degré de son trône affichent l’attitude calme et réfléchie du plein repos et du bonheur.

- Mais si je vois biens les apôtres ne sont pas ici les seuls représentés. Quels sont les symboles, qui au nombre de quatre accompagnent le sauveur en Majesté ?

- Les évangélistes : l’aigle de Jean, le taureau de Luc, le lion de Marc, l’homme de Mathieu.

- Fort bien. Et regardez comme autour du roi immortel des siècles, les vingt quatre vieillards forment une arche consolatrice et toute ensemble protectrice, alors que se combinent en elle le génie de l’art et celui de la foi. Y a-t-il autre chose ?

- Oui. Au dessus du triplet ogival de la façade, je peux voir deux pilastres : l’un représente un bœuf, l’autre un lion tenant une tête humaine dans ses griffes.

- Que signifient-ils ?

- Le bœuf représente l’ancienne alliance, celle du Dieu vengeur sous l’auspice de qui l’on faisait hécatombe.

- Littéralement le sacrifice de cent bœufs. Et le lion ?

- C’est le symbole de Marc.

- Pas tout à fait. Ici, c’est le symbole du Christ : le lion de la tribu de Juda prophétisé par Jacob sur son lit de mort. Tournons notre attention maintenant vers le tympan de la porte latérale de gauche. La partie supérieure montre un christ debout la main droite levée et la gauche abaissée.

- Que représente la partie du milieu ?

- Deux messagers célestes, envoyés aux mortels par le roi du Ciel, font le lien entre le monde d’aujourd’hui et celui d’après.

-  Vous y croyez ?

- A quoi ?

- A ces deux mondes dont l’un est le miroir de l’autre, dont chaque cathédrale, chaque église, chaque basilique, serait la porte mystique…

- Vers le monde d’après ?

- Non, vers le monde d’ensuite : après est une fin. Ensuite est un commencement qui  nous inscrit dans le perpétuel cycle de l’espace et du temps.

- Et bien maître Robin, je ne vous envisageais pas si philosophe. Mais puisque vous êtes parvenu à cet état de conscience ; que vous importe que le monde se souvienne à toute force de votre nom ? Ayez simplement foi en votre travail, il parlera pour vous.

- Je n’envisageais pas les choses sous cet angle.

- Vous devriez pourtant. Le bandeau vous a été retiré quand vous êtes entré dans la fraternité.

- Ne peut-on alors désirer quelque chose qui ne soit que pour soi ?

- Non. Mais ce n’est pas notre vocation.

- Quelle est-elle alors ?

- Elle est de travailler pour les autres, avec les autres dans Sa lumière, dans Son espace et dans Son temps. Aussi petit soit-il, ne dénigrez jamais votre travail, mais faites le toujours avec cœur car il est le véritable reflet de ce que vous êtes. Mais dîtes-moi.  Vous qui souhaitez laisser votre nom dans l’histoire, pouvez-vous me donner le nom de l’architecte qui a dessiner les plans, conçu les volumes et tracé l’élévation de l’édifice que nous contemplons aujourd’hui ?

- Je ne saurais. Et vous ?

- J’en serai incapable.

- Pourquoi ?

- Parce que l’on ne connaît pas son nom. On suppose qu’il a été envoyé de Saint Denis par l’abbé Suger car on reconnaît des similitudes entre Notre Dame de Paris et Notre Dame de Chartres, mais on ne sait rien de plus.

- Je n’aurai donc rien fait qui soit assuré de durer ?

- Vous aurez été, comme je le suis moi-même et comme nous le sommes tous, le maillon d’une chaîne éternelle, vivante et fraternelle. Comme moi… Comme nous, vous aurez participé selon vos moyens mais avec tout le cœur dont vous êtes capable, au Grand Œuvre, au passage de témoin à la conservation de la flamme. Dieu même ne vous en demande pas davantage.

- A vous écouter, j’entrevois soudain tellement de lumière et il me reste si peu temps. 

- Il n’est que trop vrai mon frère. Chaque jour un peu plus, le Temps s’efface à nos yeux mais il est toujours en présence de la Lumière. Devant elle tous les instants seront à jamais marqués par nos actions. Employons donc ceux qui nous sont accordés à faire le bien. Ne les consumons pas en vain dans l’oisiveté ou dans des occupations frivoles, et ne nous écartons jamais envers nos frères, ni envers les autres hommes, des lois de la justice et de la charité.

 

Pierre P.